TRIBUNE // L'agriculture biologique en France : nul n'est prophète en son pays ?

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La France accueille cette semaine (à Rennes) le Congrès mondial de l'agriculture biologique pour la première fois depuis la création de la Fédération biologique mondiale à Versailles. Berceau de l'internationalisme bio, la France est en revanche terriblement en retard en matière de reconnaissance institutionnelle de la bio et de remise en cause du modèle agro-industriel ou conventionnel.

Un moment historique

L'agriculture biologique est une démarche agronomique apparue dans les années 1930-1940 sous l'impulsion de l'allemand Erhenfried Pfeiffer (« Fécondité de la Terre », 1938) et du britannique Sir Albert Howard (« Testament agricole », 1940, après avoir achevé seul un travail débuté trente ans plus tôt avec sa femme Gabrielle Matthaei-Howard, décédée entre temps en 1930). Cette approche systémique (ou holistique) de l'agriculture comptait quelques précurseurs, dont le Français Raoul Lemaire dès les années 1910, mais c'est surtout dans les années 1970 que la France a commencé à compter dans l'histoire de la bio. L'année 1972 a mis en lumière l'association française Nature & Progrès, qui a successivement rédigé le premier « cahier des charges » destiné à formaliser les règles de production biologique et apporter une garantie solide aux consommateurs, et invité quelques dizaines d'organisations du monde entier à se réunir à Versailles pour coordonner leur action pour une transformation de l'agriculture.

C'est ainsi que la France fut le théâtre de l'apparition d'un mouvement biologique mondial qui n'a ensuite eu de cesse de s'étoffer et de gagner en influence. Aujourd'hui, IFOAM-Organics-International (International Federation of Organic Agricultural Movements, c'est-à-dire fédération internationale des mouvements de l'agriculture biologique) réunit plus de 800 organisations paysannes, économiques et citoyennes issues de plus de 100 pays, et est reconnu comme un acteur incontournable de l'agriculture mondiale par les Nations-Unies et l'Union européenne.

Quarante-neuf ans après avoir lancé cette dynamique, la France accueille donc de nouveau un Congrès devenu un événement triennal notable dans le paysage agricole planétaire. Même si la pandémie de Covid atténue l'ampleur du rassemblement (mi-présentiel, mi-virtuel), son sens politique et humain reste énorme. Mais le contraste est saisissant entre d'une part le niveau élevé de reconnaissance d'IFOAM-Organics-International par les institutions planétaires et de l'agriculture biologique comme mouvement majeur de transformation des paysanneries et de l'alimentation, et d'autre part la désinvolture voire le mépris avec lesquels l'agriculture biologique est traitée en France.

Un déni français

Ne nous voilons pas la face : la France est d'abord l'un des pays où l'agriculture industrielle est la plus puissante. Le dispositif de gestion politique de l'agriculture française s'appuie depuis plus de cinquante ans sur le syndicat productiviste, qui est co-auteur de toutes les politiques agricoles françaises mais se pose toujours hypocritement en victime, et sur des « coopératives » devenues au fil des décennies des multinationales cyniques et financiarisées. Cette situation bloque toute remise en cause technique et économique, et rend presque impossible la dénonciation des dégâts environnementaux (climat, biodiversité) et humains (faillites, suicides) de ce modèle industriel. Souligner les drames sanitaires et écologiques des pesticides ou des algues vertes revient à prendre le risque de se faire harceler, menacer voire mettre en danger de mort.

En miroir, développer l'agriculture biologique en France tient du défi, d'autant que les pouvoirs publics n'assurent aucune stabilité des dispositifs de soutien et ne s'intéressent à la bio que comme « niche économique » secondaire. Entre 2016 et 2020, de nombreux agriculteurs et de nombreuses agricultrices biologiques n'ont pas reçu en temps et en heure les aides que les dispositifs européens leurs promettaient pourtant, ce qui s'apparente à du sabotage : quand un projet économique est construit en faisant confiance à des subventions écologiques, leur paiement plusieurs années en retard (et, pire, en étant amputées d'une partie du montant prévu !) conduit naturellement à un déficit de trésorerie, à des dettes avec intérêts, et parfois à la faillite. L'État français n'applique pas lui-même les lois qu'il a voté, étant incapable de faire respecter les objectifs fixés pour 2022 figurant dans la loi EGAlim :  l'obligation de 20 % de produits biologiques dans la restauration collective et une part de terres agricoles en bio à 15% (contre 9,5% actuellement)

Des organisations biologiques méritoires

Dans ce contexte, les organisations françaises de développement de l'agriculture biologique, qu'elles regroupent des paysan·ne·s, des coopératives, des transformateurs, des distributeurs ou des citoyen·ne·s, ont un mérite doublé. Malgré les incertitudes sur les aides accordées (incertitudes accrues actuellement en raison de la frilosité de la France dans l'application de la nouvelle Politique Agricole Commune), malgré le manque de soutien institutionnel et politique, malgré la concurrence déloyale de pseudo-labels au rabais destinés à éviter de vraies transformations techniques, l'agriculture biologique française poursuit une croissance régulière. Dans un contexte institutionnel extrêmement défavorable, cette performance tient de l'exploit. Elle en dit long sur l'envie de changement qui habite beaucoup de paysan·ne·s et sur les attentes fortes des citoyen·ne·s (alimentation, biodiversité, lutte contre le dérèglement climatique). Il ne fait aucun doute que si l'agriculture biologique disposait d'un réel soutien public et politique, elle connaîtrait en France une croissance spectaculaire.

Attention toutefois à ne pas exagérer les performances bio françaises, comme le font les gouvernements successifs avec une hypocrisie rare. Non seulement les institutions gouvernementales et agricoles françaises ne jouent quasiment aucun rôle ici puisqu'elles entravent au contraire un développement qui pourrait être infiniment plus rapide, mais en outre les données sont en trompe-l'œil. Comme la France est le pays de l'Union européenne ayant le plus de surfaces agricoles, il est facile pour la France d'être sur le podium dans n'importe quel domaine, bio incluse – à condition de prendre en compte les surfaces totales. Mais lorsque l'on considère la proportion de bio dans l'agriculture générale, c'est-à-dire le pourcentage des surfaces agricoles nationales conduites en bio, la France n'est plus que… 14e sur 27. Dans la deuxième moitié. Même pas dans les 10 pays européens les plus dynamiques.

Grâce aux paysan·ne·s et aux citoyen·ne·s, l'agriculture biologique peut prendre en France une place prépondérante. L'urgence climatique et l'effondrement de la biodiversité ne nous laissent plus le choix : nous devons tout faire pour que cette perspective devienne réalité. Chaque occasion doit être saisie pour faire entendre aux décideurs politiques et institutionnels le vent du changement.

Jacques Caplat
Agronome et anthropologue
Secrétaire général d'Agir Pour l'Environnement
Président d'IFOAM-France (structure de concertation informelle des adhérents français à IFOAM-Organics-International)

Lien vers le Congrès bio mondial de Rennes (OWC2021)
Lien vers les évènements citoyens autour du Congrès
Lien vers IFOAM-Organics-International