Trois questions à Benjamin Dessus et Bernard Laponche, auteurs de « Nucléaire : pourquoi et comment en sortir ? »

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Ce livre déblaye le terrain en réfutant les arguments spécieux des partisans du nucléaire sur l’indépendance énergétique prétendue, sur la sûreté et la sécurité, qui seraient un privilège unique de la technologie nucléaire française, sur le coût du kWh nucléaire, largement sous-évalué, sur les marchés étrangers juteux, fortement surestimés, sur le contrôle grâce au nucléaire des émissions de gaz à effet de serre, illusoire, sur la question des déchets, nullement réglée. Il replace ensuite la sortie du nucléaire dans le cadre plus général d’une transition énergétique globale rendue indispensable par les inégalités de la consommation mondiale, avec les contraintes et les risques.

Question : La catastrophe nucléaire de Fukushima a rebattu les cartes et déstabilisé l'industrie nucléaire qui croyait à sa renaissance prochaine. Selon vous, le nucléaire survivra-t-il à cette énième catastrophe "impossible" ?

Benjamin Dessus et Bernard Laponche : Depuis une dizaine d’années, un effort colossal de communication de la part des promoteurs du nucléaire avait presque réussi à convaincre le public, par l’intermédiaire de médias trop souvent complaisants (et arrosés par les budgets publicitaires) de la « relance du nucléaire ».
L’argument décisif de cette offensive publicitaire était le changement climatique, accueilli avec bonheur et larmes de crocodiles par les thuriféraires du nucléaire.
La situation en effet n’était pas brillante : le nombre de réacteurs nucléaires pour la production d’électricité en chantier, après avoir culminé à 233 unités en 1979, était tombé à 35 en 1995 et jusqu’en 2007, pour remonter à environ 50 en 2010, chiffre comprenant des chantiers initiés depuis longtemps et gelés depuis. Corrélativement, du fait de la fermeture de certains réacteurs, la part du nucléaire dans la production mondiale d’électricité, qui avait représenté 18% dans les années 90, se réduisait à 13% en 2008, bien en dessous des 19% produits par les énergies renouvelables. Si les risque du nucléaire semblaient s’estomper chez un public et des médias oublieux de Tchernobyl, les coûts croissants du nucléaire accompagnant les déboires des chantiers de l’EPR en Finlande et en France décourageaient les investisseurs.
L’accident de Fukushima qui se déclanche le 11 mars 2011 change complètement la donne : le nucléaire n’est pas maîtrisable, même dans l’un des pays les plus avancés sur le plan technologique. L’Allemagne qui avait décidé la sortie du nucléaire en 1998 et mis en place les éléments essentiels de la transition énergétique, confirme cette politique et l’accélère après l’accident japonais, et ceci de façon unanime (tous partis politiques, patronat, syndicats, citoyens). Quand le pays dont l’économie est actuellement la plus brillante au monde prend une telle orientation et quand les citoyens du monde entier, à très peu d’exceptions près, sont convaincus que cette technique de production d’électricité est trop dangereuse pour être poursuivie, alors oui, o peut dire que Fukushima a « rebattu les cartes » et déstabilisé, peut-être définitivement, l’industrie nucléaire.

Question : Les promoteurs du nucléaire, notamment en France, aiment à répéter qu'il ne pas possible de se passer de cette technologie. Comment expliquez-vous cet aveuglement ?
Benjamin Dessus et Bernard Laponche : L’aveuglement de la classe dirigeante française sur la question nucléaire n’est pas un phénomène nouveau. Comment expliquer, sinon par une vision napoléonienne des choix, que la France soit de très loin le pays le plus « nucléarisé » du monde, avec 78% de sa production d’électricité d’origine nucléaire en 2007 contre 24% au Japon, 22% en Allemagne, 19% aux Etats-Unis, 16% au Royaume-Uni et 16% en Russie (chiffres AIE).
L’obstination qui a présidé au programme électronucléaire français s’explique en dernière analyse par la centralisation du pouvoir d’Etat qui a empêché toute intervention citoyenne dans le débat énergétique et par le soutien sans faille à la stratégie du « tout-nucléaire » d’une caste restreinte détenant le pouvoir des grands choix technologiques au sein de l’Etat, en parfaite consanguinité avec les grandes firmes publiques ou privés, nationales ou multinationales. Alors que la question eut dû être traitée de la façon la plus normale sur des enjeux de développement des moyens de production de l’électricité (et des besoins de consommation de celle-ci), le nucléaire a été transformé en domaine réservé de la raison d’Etat et la moindre critique considérée comme une attaque à l’intérêt supérieur de la nation. L’information dispensée par les instances officielles est restée indigente et même mensongère et toute expertise indépendante non reconnue.
La situation du nucléaire dans le monde comme la gravité de la catastrophe de Fukushima devraient conduire au moins nos instances dirigeantes à la réflexion : rien n’y fait. L’obstination reste totale et le discours repose de plus en plus sur de fausses évidences, des omissions, des calculs orientés quand ils ne sont pas biaisés. Aucune des affirmations péremptoires l’indépendance énergétique, la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la qualité « supérieure » de la sûreté nucléaire, ni les coûts « les plus avantageux » du kWh d’origine nucléaire, ne tient devant un examen critique et pourtant...on continue comme si de rien n’était. Attitude extrêmement dangereuse, non seulement sur le plan des risques mais aussi sur celui de l’économie, de l’emploi et du développement industriel.

Question : Une grande majorité de Français-es estime souhaitable de sortir du nucléaire. Mais est-ce possible et dans quels délais ?
Benjamin Dessus et Bernard Laponche : Contrairement aux idées reçues, la sortie du nucléaire est tout à fait possible en France à un horizon de l’ordre de 20 ans. Une telle stratégie est parfaitement envisageable à deux conditions :
- Engager un programme volontariste et pérenne d’économie d’électricité, sur un modèle analogue à celui de nos voisins allemands
- Accélérer le développement des divers moyens de production d’électricité renouvelable (hydraulique, éolien, biomasse, photovoltaïque, solaire thermodynamique, géothermique).
En 2030, les besoins de production d’électricité pour la France pourraient ainsi être réduits autour de 350 TWh contre plus de 500 TWh aujourd’hui. Dans ces conditions, les moyens de production d’origine renouvelable pourraient fournir l’essentiel de la demande électrique avec un appoint de l’ordre de 70 TWh d’électricité d’origine gaz naturel.
La comparaison économique d’un tel scénario avec un scénario « business as usual » de poursuite du nucléaire comme celui présenté par la DGEC tourne à l’avantage du scénario de sortie du nucléaire : en 2030, la facture annuelle globale d’électricité de la France est 12 à 15% inférieure à celle du scénario DGEC. De même le cumul d’investissement d’ici 2030 est légèrement plus faible dans le scénario de sortie du nucléaire en 20 ans.